Alors que les États occidentaux ont fait de la lutte contre les passeurs de migrants leur priorité, Bram Frouws, directeur du Mixed Migration Center, estime que les gouvernements assimilent volontairement une partie des migrants au sein de la criminalité organisée. Pour InfoMigrants, il revient sur la notion de passeur, qui manque selon lui de nuance dans le débat public.
Gérald Darmanin le répète à longueur d’interview. « Il faut lutter contre les passeurs » de migrants. Promulguée le 26 janvier dernier, la nouvelle loi immigration a d’ailleurs renforcé les sanctions pénales contre les passeurs, avec des peines de prison passant de 5 à 15 ans.
Au Royaume-Uni, le nouveau gouvernement travailliste prévoit de créer un « commandement d’élite » contre les passeurs, que le Premier ministre Keir Starmer n’a pas hésité à comparer à des terroristes, le 9 mai dernier dans un entretien au tabloïd The Sun. Même discours au plus haut sommet de l’Union européenne, où la commissaire aux Affaires intérieures, Yvla Johansson considère la lutte contre les passeurs comme « fondamentale ».
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Un terme bien commode pour montrer que les États européens luttent contre l’immigration illégale, mais fourre-tout d’après certaines ONG qui estiment qu’il englobe aussi bien des barreurs d’embarcation que des trafiquants internationaux.
Lors d’une conférence de presse le mois dernier, Bram Frouws, directeur du Mixed migration center, un centre de recherches sur les migrations affilié au Conseil danois pour les réfugiés, a regretté le manque de « nuance » autour de la notion de passeur. InfoMigrants s’est entretenu avec lui.
En quoi la notion de passeur de migrants est-elle, selon vous, dévoyée ?
Bram Frouws : À plusieurs égards. L’une des choses que nous entendons constamment dans le discours des décideurs politiques européens est l’idée que ce sont les passeurs qui incitent les gens à entamer leur voyage migratoire vers l’Europe. Or, quand nous interrogeons des milliers de migrants et réfugiés à travers le monde entier sur les facteurs qui influencent leur décision d’émigrer, les passeurs n’arrivent généralement qu’en septième ou huitième position. Ce sont principalement les amis ou la famille qui influencent la décision d’émigrer, et non les passeurs.
Les passeurs sont également tenus comme responsables de toutes sortes d’abus. Ce que nous constatons, c’est que dans certains contextes, ils le sont, mais dans d’autres, ce sont plutôt les officiers de police, les garde-frontières, les communautés locales ou les gangs criminels, qui sont responsables de la violence à laquelle sont confrontées les immigrés lors de leurs déplacements. L’image des passeurs qui maltraitent les migrants contribue à justifier une approche criminelle forte de la part des États européens.
On retrouve ce manque de nuance dans l’amalgame qui est fait entre le passage de migrants et la traite des êtres humains. Nous voyons souvent des déclarations de décideurs politiques qui utilisent délibérément le terme de traite alors qu’ils parlent en fait de passeurs. Si les frontières entre ces deux mondes sont parfois floues, comme en Libye, où certains migrants, aidés par des passeurs, se retrouvent parfois dans une situation d’exploitation qui s’apparente davantage à de la traite d’êtres humains, il s’agit de deux phénomènes distincts. Pour les États de destination, le fait d’assimiler délibérément les passeurs à de la traite des êtres humains justifie une approche sécuritaire de l’immigration clandestine.
Est-ce selon vous une manière d’éviter les accusations de mauvais traitements sur les migrants, concernant les forces de l’ordre ?
C’est peut-être une manière de cacher le fait que le trafic de migrants ne peut exister ou prospérer sans l’implication de fonctionnaires. Il faut bien que quelqu’un ferme les yeux à certains moments, en facilitant le passage d’une frontière ou en aidant à fournir des documents d’identité aux voyageurs.
Au Niger, des villes entières comme Agadez se sont développées grâce au passage de migrants vers la Libye ou l’Algérie, et le passeur était considéré comme un métier à part entière. Comment expliquer cette différence de traitement ?
Dans certains endroits comme Agadez, toute une industrie économique s’est construite autour de l’immigration, du conducteur de pick-up dans le désert au gérant d’hôtel. Il y a tout un business autour de cela et cela a généré des revenus pour beaucoup d’habitants locaux. Mais lorsque vous réprimez cette activité, vous réduisez les moyens de subsistance pour de nombreux habitants, sans compter que de nombreux migrants risquent de rester coincés, sans argent, à Agadez.
Bien sûr, les pays de destination ont une perspective différente car ils ne veulent pas voir d’immigrés clandestins arriver, ce qui explique une approche différente.
De plus en plus de lois en Italie, en Grèce ou au Royaume-Uni criminalisent les barreurs de bateaux qui traversent la Méditerranée ou la Manche avec des migrants à bord. Pensez-vous qu’il s’agit d’une manière de masquer l’impuissance de l’État face aux flux migratoires ?
Absolument. Ce n’est pas la bonne approche car ce ne sont pas eux les vrais passeurs. Les vrais passeurs ne montent pas à bord des bateaux, ils seraient vraiment fous de le faire et de risquer leur vie tout en s’exposant à une arrestation à l’arrivée. La plupart d’entre eux sont donc des migrants qui ont négocié un passage gratuit en échange de la conduite du bateau, souvent parce qu’ils ont de l’expérience en mer ou sont d’anciens pêcheurs.
En général, ce que nous observons, c’est qu’il y a beaucoup d’efforts déployés pour s’attaquer aux passeurs de bas étage comme les chauffeurs de pick-up à Agadez. Je pense que nous devrions plutôt nous attaquer aux gros bonnets qui gagnent beaucoup d’argent grâce au trafic de migrants et qui sont aussi à l’origine de nombreux événements tragiques.
Infosmigrants