Le 10 septembre 1974, l’indépendance de la Guinée-Bissau était reconnue par le pouvoir colonial portugais, plus d’un an après la proclamation de cette indépendance par le mouvement indépendantiste du Parti africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). Cette reconnaissance a été rendue possible par le séisme politique de la « Révolution des œillets », qui s’est produit à Lisbonne quelques mois plus tôt et qui a renversé le régime de Marcelo Caetano. Mais aussi par des rapports de forces plus discrets qui ont contraint le général Spinola à accepter le droit à l’autodétermination des colonies portugaises.
Depuis le 24 septembre 1973 et la proclamation d’indépendance faite par le PAIGC depuis les collines de Madina do Boé en zone libérée, le statut de la Guinée-Bissau est devenu un sujet de discorde dans les instances internationales. Le Portugal tente de défendre l’idée d’une déclaration sans portée juridique, tandis que de nombreux pays se font les avocats du PAIGC. Le 12 octobre, pour tenter de faire pencher la balance, plusieurs États membres de l’ONU écrivent au président de l’Assemblée générale et demandent que celle-ci se prononce sur l’« occupation illégale par les forces militaires portugaises de certains secteurs de la République de Guinée-Bissau et actes d’agression commis par elles contre le peuple de la République ». Le point est inscrit à l’ordre du jour.
Dans les derniers jours d’octobre 1973, s’ouvre donc à l’ONU un débat qui va voir s’enchaîner les déclarations de soutien aux indépendantistes bissau-guinéens et les condamnations du colonialisme portugais. En première ligne, il y a la Guinée de Sékou Touré, qui soutient le PAIGC et accueille des bases arrières du mouvement indépendantiste. La diplomate guinéenne Jeanne-Martin Cissé monte ainsi à la tribune pour dénoncer l’absence de reconnaissance formelle des nouvelles autorités bissau-guinéennes : « En dépit de la reconnaissance de la nouvelle République de Guinée-Bissau par plus de 70 membres de notre organisation, explique-t-elle, sous des prétextes fallacieux d’interprétation juridiques, ce valeureux pays qui lutte depuis 17 ans pour son indépendance nationale doit demeurer encore en dehors de la grande famille des Nations unies. » Et la diplomate de poursuivre : « Ces faux-fuyants juridiques constituent, aux yeux de ma délégation, un soutien inadmissible au fascisme portugais qui, sous ce prétexte, continue à occuper illégalement une partie du territoire guinéen de Guinée-Bissau. Mais plus encore, cet entêtement du Portugal et le soutien inconditionnel dont il jouit auprès de ses alliés sont une manifestation de plus de l’attitude de racisme et de mépris pour l’Afrique. »
La diplomatie malgache arrive en appui. Madagascar est dirigée à l’époque par le président Gabriel Ramanantsoa, et son ministre des Affaires étrangères est un certain Didier Ratsiraka. Prenant la parole à son tour, le représentant malgache à l’ONU Blaise Rabetafika lance devant l’assemblée un avertissement aux pays qui refuseraient de reconnaître l’aspiration à l’indépendance du peuple bissau-guinéen : « Puisqu’une partie de notre communauté ne veut pas se résoudre à tirer les conclusions logiques d’un processus politique naturel, il nous revient de rappeler à la conscience internationale que la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux peuples et pays coloniaux [résolution 1514 (XV)] ne saurait être ignorée, et que les puissances colonialistes doivent s’apprêter à subir les conséquences de leur impénitence. »
Placé sous ce feu oratoire croisé, le représentant portugais Antonio Patricio campe lui sur un débat juridique et soutient que le PAIGC ne contrôle pas, comme il l’affirme, de larges régions du pays. Il parle à son sujet d’« État fantôme ». Il dénonce également des débats téléguidés : « Il n’y a aucune objectivité et aucune tentative n’est faite pour connaître les faits réels, lance-t-il au moment de s’exprimer à la tribune. Je me permets d’ajouter que très probablement le projet de résolution n’a même pas été rédigé à l’intérieur de ce bâtiment, mais qu’il a été envisagé et élaboré à Addis-Abeba et approuvé à Alger. Une fois de plus, l’Assemblée générale doit simplement sanctionner de son sceau la décision de l’Organisation de l’unité africaine. » Réponse cinglante du Congo-Brazzaville, dirigé à l’époque par Marien Ngouabi. Son représentant à l’ONU, Nicolas Mondjo, s’exclame devant l’Assemblée : « Vous le voyez, le Portugal s’entête à s’enfermer dans les gloses pseudo-didactiques sur la prétendue non-légitimité du nouvel État indépendant de Guinée-Bissau ! Vous l’avez entendu : le Portugal refuse toute adhésion au réel, tout comme il reste sourd à l’occasion inespérée qu’offre ce grand débat, véritable murmure du destin, ultime planche de salut qui pouvait encore lui permettre de sortir de son rêve éveillé ! ».
Le 2 novembre 1973, le PAIGC remporte une victoire symbolique importante. L’Assemblée générale de l’ONU vote finalement la résolution 3061 par laquelle elle se félicite de l’accession à l’indépendance du peuple de Guinée-Bissau et « condamne énergiquement la politique menée par le gouvernement portugais pour perpétuer son occupation illégale de certains secteurs de la République de Guinée-Bissau ». L’Assemblée condamne également ce qu’elle considère comme des actes d’agression contre le peuple bissau-guinéen.
Chute de l’Estado Novo
Ce soutien international ne suffit pourtant pas à ébranler la détermination des autorités portugaises. Et c’est de l’intérieur du régime, à Lisbonne, que le changement vient finalement. Le 25 avril 1974, au cœur de la nuit, la radio diffuse la chanson, Grândola, Vila Morena du chanteur engagé José « Zeca » Afonso. C’est le signal qu’attendent les militaires. Le Mouvement des forces armées enlève le pouvoir à Marcelo Caetano. L’épuisement des troupes par rapport aux guerres coloniales a largement contribué à la chute de l’Estado Novo. Ce régime autoritaire portugais avait débuté avec António de Oliveira Salazar, en 1933.
L’opposant socialiste Mario Soares, qui vivait jusque-là en exil, apprend la nouvelle au petit matin. Il rentre dès que possible au pays, par le train. Il est très vite reçu par le nouvel homme fort, Antonio de Spinola, dans un palais encore peuplé d’une foule de militaires et de civils. « Spinola est apparu, se souvient Soares dans un livre d’entretiens. On s’est spontanément donné l’accolade et il m’a invité à entrer dans son cabinet. « Voilà, la révolution est faite. Je suis heureux de vous accueillir » : tels furent ses premiers mots. Il ne tarda pas à préciser ce qu’il attendait de moi : « La révolution a besoin d’une reconnaissance internationale. Il faut aller vite. Vous avez de nombreuses amitiés en Europe et dans le monde. Vous êtes l’homme qui nous ouvrira les portes. Je compte sur vous ». »
Sortir le Portugal des guerres coloniales dans lesquelles il s’est enfoncé n’est cependant pas simple. Encore moins sous la direction de Spinola : le personnage inspire la méfiance. Le général au monocle a été gouverneur militaire de Guinée portugaise et l’un des ordonnateurs de l’opération Mar Verde contre la Guinée. Les militants indépendantistes d’Afrique lusophone le soupçonnent également d’avoir un lien avec l’assassinat du chef du PAIGC, Amilcar Cabral, le 20 janvier 1973.
Il faut aussi composer avec la façon dont Spinola travaille au cœur de l’État, et notamment sa conception autoritaire du pouvoir : « Il intervenait sans cesse dans les affaires, raconte Soares, n’hésitait pas à court-circuiter l’action de ses ministres. J’en ai moi-même subi les conséquences quand, par exemple, il a manigancé une négociation directe avec le président Mobutu [le alors président zaïrois – actuelle RDC -, qui était très proche des maquisards angolais de l’Unita, NDLR], sans rien me dire, me tenant ainsi à l’écart d’une initiative qui me concernait au premier chef. »
Dernière difficulté, et non des moindres, Spinola n’a pas réellement fait le deuil de l’empire. À l’indépendance demandée par les mouvements africains, il préfère l’option d’une fédération réunissant le Portugal et ses anciennes colonies.
Des négociations formelles à Londres puis Alger
Dès le 13 mai 1974, le PAIGC propose cependant, dans une déclaration publiée à Alger, « l’ouverture immédiate de négociations pour la recherche d’une solution politique au conflit qui oppose notre peuple à l’État portugais ». Dans la nuit du jeudi 16 au vendredi 17 mai, Mario Soares s’entretient à Dakar, en tant que secrétaire général du parti socialiste portugais, avec Aristides Pereira, secrétaire général du PAIGC, qui a fait le déplacement de Conakry. Le président Senghor a prêté son avion personnel au ministre portugais.
Ces entretiens lancent une dynamique qui a des effets rapides sur le terrain : « En Guinée, se souvient Mario Soares, les pourparlers entre militaires portugais et représentants du PAIGC ont pu s’engager dès que fut connue ma rencontre avec Aristides Pereira, organisée à Dakar par les bons soins du président Senghor. En fait de pourparlers, ce furent souvent des embrassades, une véritable fraternisation entre soldats et maquisards, qui s’invitaient mutuellement pour d’interminables banquets. On laissait les armes au vestiaire et on s’installait autour d’une même table… pour dîner. » Un cessez-le-feu tacite s’installe.
Une semaine après la rencontre de Dakar, le 25 mai, des négociations – formelles cette fois-ci – démarrent à Londres sur le cessez-le-feu en Guinée-Bissau. Mario Soares y retrouve une délégation du PAIGC dirigée par Pedro Pires, futur Président du Cap-Vert. Bien qu’elles se soient engagées dans un climat prometteur, les discussions sont ajournées.
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La radio guinéenne, à Conakry, diffuse même le 7 juin un communiqué signé d’Aristides Pereira, autre futur président du Cap-Vert, qui dénonce les velléités de Lisbonne d’installer des « mercenaires africains » à Bissau. Deux bateaux, dit le texte, sont en route, avec à leur bord des Bissau-guinéens basés à Dakar. L’opération, selon le PAIGC, vise « à rendre possible aux traîtres et opportunistes notoires siégeant à Dakar de se présenter comme une troisième force à prendre en considération dans la recherche d’une solution politique » et cela en contradiction avec les discussions en cours. Les pourparlers reprennent le 13 juin mais, très vite, Pedro Pires et Mario Soares sont forcés d’admettre qu’il faut suspendre les discussions en cours : « Il y a eu des difficultés, conviennent-ils, et elles persistent ».
C’est à nouveau de Lisbonne que vient l’évolution décisive. Depuis le début de la Révolution des œillets, la posture conservatrice de Spinola sur les questions coloniales le met, de fait, en porte-à-faux avec les officiers du Mouvement des forces armées (MFA) qui ont permis son arrivée au pouvoir. Les tensions – bien que discrètes – sont importantes, selon le chercheur Antonio Costa Pinto. Spinola doit finalement céder. L’acte 7/74 du 17 Juillet 1974 reconnaît le droit à l’autodétermination et à l’indépendance des anciennes colonies. Dans une allocution radio-télévisée, le 27 juillet 1974, le général officialise le changement d’orientation : « Le moment est arrivé de reconnaître aux populations des territoires d’outre-mer le droit de prendre en main leur propre destinée. Nous sommes prêts à partir de maintenant à commencer le processus du transfert des pouvoirs aux populations, notamment des territoires de Guinée, d’Angola et du Mozambique. »
Le jeudi 8 août, Pedro Pires et Mario Soares engagent la dernière ligne droite des négociations à Alger. À l’issue de deux jours de discussions, ils ont obtenu un protocole d’accord qu’ils soumettent ensuite à leurs gouvernements. Ils ne reviennent à Alger que pour mettre la dernière main à une déclaration conjointe, présentée le 26 août, et qui fait état d’un « accord complet ». Le Portugal s’engage à reconnaître officiellement la République de Guinée-Bissau le 10 septembre suivant et à retirer, à échéance du 31 octobre, toutes les forces armées portugaises du territoire guinéen.
Rfi