Il y a cinquante ans, l’une des figures de l’histoire africaine contemporaine, le leader indépendantiste bissau-guinéen et cap-verdien Amilcar Cabral était assassiné à Conakry, capitale d’exil de son mouvement, le PAIGC. 50 ans plus tard, RFI revient dans une série en trois épisodes sur ce qu’on sait de cet assassinat, ses commanditaires et l’opération qui s’est mise en place contre le régime guinéen après la mort de Cabral. Car au début des années 1970, les luttes guinéennes sont étroitement imbriquées.
Après un après-midi de travail, Amilcar Cabral se rend à la résidence de l’ambassadeur polonais à Conakry, ce samedi 20 janvier 1973. Tadeusz Matisiak le reçoit aux côtés de plusieurs membres du corps diplomatique. « Après le dîner, dans une atmosphère très détendue, les convives commencent à danser. Amilcar est souriant, détendu, attentif à tous », se souvient dans un livre sur Cabral l’un des participants à la soirée, Oscar Oramas Oliva, alors ambassadeur cubain en Guinée.
« Il n’était pas franchement du genre à fréquenter souvent les réceptions, se souvient au micro de RFI la veuve d’Amilcar Cabral, Ana Maria… Mais là il m’a dit : « Exceptionnellement allons-y, d’autant plus qu’on n’a jamais reçu d’aide de la part de la Pologne. Allons-y, donc, pour leur rappeler que nous avons également besoin de leur solidarité ». Donc, on y est allés. Et je me suis rendue compte qu’il ne voulait plus en partir. Comme s’il avait le pressentiment que c’était le dernier jour de sa vie. » Les invités quittent leurs hôtes à une heure avancée de la soirée.
Le véhicule d’Amilcar Cabral arrive à son domicile, dans le quartier de La Minière, à Conakry. Le chef indépendantiste est seul avec son épouse. Des hommes armés s’avancent vers eux. À leur tête, Inocêncio Cani, un vétéran du PAIGC, du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (PAIGC), le mouvement indépendantiste que dirige Amilcar Cabral. Inocêncio Cani est un ancien responsable des forces navales du mouvement.
« Ils ont voulu attacher Cabral, poursuit Ana Maria Cabral, il leur a dit : « Non ! Ne me ligotez pas ». Ils ont commencé à discuter. « Il y a des problèmes, allons nous asseoir au secrétariat et parlons-en ! Mais me ligoter il n’en est pas question, on ne va pas commettre la même erreur que les colonialistes, ligoter quelqu’un c’est la preuve d’un manque de respect vis-à-vis d’un être humain, c’est humiliant, on peut attacher des poules, des bêtes, mais pas des êtres humains ! Là est l’une des principales raisons de notre lutte de libération ! » »
« J’étais perplexe, raconte encore Ana Maria Cabral, la discussion se poursuivait, mais ne débouchait sur rien, je ne comprenais rien du tout. À un moment donné il dit : « Autant être tué plutôt que de me faire ligoter ! » Et voilà, Inocêncio Cani a saisi l’occasion et a tout de suite fait feu contre Amílcar. » Le leader indépendantiste est blessé par un premier coup de feu, puis tué d’une rafale d’arme automatique.
Les assassins face à Sékou
La résidence cubaine n’étant située qu’à quelque 600 mètres des bureaux du PAIGC et de la résidence de Cabral, l’ambassadeur Oscar Oramas Oliva entend les coups de feu. « Immédiatement, raconte-t-il, le téléphone sonne. C’est Otto Schacht, chef de la sécurité du PAIGC : « Monsieur l’ambassadeur, on vient de tirer sur Amilcar, venez vite au secrétariat, il va très mal ». » Arrivé sur place, l’ambassadeur trouve Cabral étendu dans une mare de sang. Il estime nécessaire de faire prévenir le président Sékou Touré et se rend chez Djibo Bakary, le responsable politique nigérien anticolonialiste, qui vit lui aussi en exil à Conakry. Bakary habite près du lieu du crime. Il parvient à établir le contact téléphonique avec le président guinéen [1]. Dans le récit que le diplomate cubain fait de cette conversation, il semble annoncer la nouvelle au chef de l’État. D’autres sources disent que Sékou était déjà au courant
Les comploteurs, eux, poursuivent deux autres objectifs : ils arrêtent Aristides Pereira, le numéro deux du PAIGC, au siège du parti… et le conduisent au port, pour y être embarqué vers Bissau. Une équipe se rend par ailleurs à la prison du PAIGC dans Conakry, surnommée « La Montagne ». Elle y libère deux comparses : Mamadou « Momo » Touré et Aristides Barbosa. Les conspirateurs arrêtent par ailleurs, dans la nuit, plusieurs cadres du PAIGC à leur retour de l’« École pilote » du mouvement, l’Escola Piloto, où ils sont allés suivre une conférence de Joaquim Chissano, l’un des leaders indépendantistes du Frelimo mozambicain.
Les assassins de Cabral demandent à pouvoir parler au président Sékou Touré. Ils sont entendus au milieu de la nuit. L’ambassadeur algérien est là. L’ambassadeur cubain aussi. Grande tension : « Ils affirment que la direction du parti est contrôlée par les Capverdiens au détriment des Guinéens qui luttent, eux, les armes à la main contre les Portugais, écrit le diplomate cubain dans son ouvrage sur Cabral. Ils prétendent avoir soumis ce problème en diverses occasions à Amilcar, qui non seulement ne les aurait jamais écoutés mais aurait accordé chaque jour davantage de pouvoir à ces éléments. Ils ajoutent qu’ils ne voulaient pas tuer Cabral, mais discuter avec lui, le convaincre de changer d’avis. Malheureusement, comme il leur a résisté, dans la confusion, Amilcar a été abattu »[2]. En dépit de leurs explications, les conspirateurs sont arrêtés. Contre l’avis des ambassadeurs cubain et algérien, le pouvoir guinéen fait également procéder à des arrestations dans les milieux PAIGC de Conakry… Le bateau transportant Aristides Pereira jusqu’à Bissau, lui, est stoppé et ramené au port de Conakry.
►À écouter aussi : La Marche du Monde – La voix d’Amilcar Cabral
« Crime crapuleux de l’impérialisme »
Dès le lendemain, le dimanche 21 janvier, un communiqué du comité central du Parti démocratique de Guinée (PDG), le parti unique guinéen, qui est lu sur les ondes de La Voix de la Révolution, apprend au monde la mort du leader indépendantiste lusophone [3]. « L’impérialisme vient de commettre un des crimes les plus odieux, les plus ignobles sur le sol libre de la République de Guinée. Amilcar Cabral, secrétaire général du PAIGC, est tombé hier samedi 20 Janvier 1973 à 22h30, devant sa propre maison, lâchement et horriblement assassiné par les mains empoisonnées de l’impérialisme international et du colonialisme portugais. » Un deuil national de deux jours est ordonné. Des « funérailles solennelles » sont annoncées. L’après Cabral est même déjà évoqué par le communiqué qui appelle le peuple de Guinée-Bissau et du Cap-Vert à répondre « à l’impérialisme et au fascisme portugais » en renforçant son unité nationale, son organisation politique et en amplifiant sa puissance de feu.
Communiqué de «La Voix de la Révolution» après l’assassinat d’Amilcar Cabral
Mercredi 24 janvier. Quatre jours après la mort de Cabral, le comité central du PDG se réunit dans la salle de délibération du gouvernement de 16h à 18h en session extraordinaire. La réunion est élargie aux membres dirigeants du PAIGC et du Frelimo qui sont à Conakry. Les autorités guinéennes confirment par leur attitude qu’elles se sont pleinement saisies du dossier. Ahmed Sékou Touré est le principal orateur de cette réunion, au cours de laquelle il dispense ses conseils aux cadres endeuillés du PAIGC [4]. Il souligne « la gravité de l’infiltration dans les rangs du P.A.I.G.C. des agents complices de l’impérialisme ». Il demande également que « toutes les conditions requises soient créées pour une réorganisation salutaire de la direction politique du PAIGC ».
Devant les médias d’État guinéens (la radio La Voix de La Liberté et le quotidien Horoya) le dirigeant guinéen fait par la suite un point sur l’enquête [5]. Il cite plusieurs dépositions. Celle d’Inocêncio Cani qui a avoué être l’assassin de Cabral. Celle également du deuxième commandant adjoint de la vedette n°5 du PAIGC, un certain Valentino Cabral Mangana – dans sa lutte contre l’armée coloniale portugaise, le PAIGC disposait d’une flotte de vedettes rapides. Cette deuxième déposition est « capitale », assure Sékou, car elle permet, selon lui, d’établir que le but des autorités portugaises, au-delà de l’élimination de Cabral, était d’obtenir « la liquidation de ce mouvement de lutte » en montant les Noirs du PAIGC contre les Métis ; les Bissau-guinéens contre les Cap-Verdiens. « Après quoi, le Portugal constituera un gouvernement avec ceux qui auront accompli efficacement cette mission. Et les forces portugaises se repliant dans les îles du Cap-Vert apporteraient toute coopération aux Noirs de Guinée-Bissau pour assurer leur protection ».
Conakry, capitale du PAIGC en lutte
L’omniprésence des autorités guinéennes et de Sékou Touré dans les jours qui suivent l’assassinat d’Amilcar Cabral, le fait que Conakry soit le lieu même où se joue cette intrigue, viennent rappeler les connexions étroites, à l’époque, entre les luttes politiques de ces deux Guinée.
L’installation du PAIGC à Conakry a été déclenchée par le « massacre de Pidjiguiti », le 3 août 1959. Le PAIGC était resté pour l’essentiel, jusque-là, un parti qui s’efforçait d’organiser une agitation nationaliste dans les centres urbains de ce qu’on appelait encore la « Guinée portugaise ». Ce 3 août, les forces portugaises répriment dans le sang un mouvement de grève des dockers de Bissau, qu’elles soupçonnent d’être encouragé par la jeune formation politique. Le spectre de la répression guette les indépendantistes. Une réunion secrète du PAIGC, organisée en septembre à Bissau décide d’une nouvelle orientation : l’accent est désormais mis sur les campagnes, le secrétariat sera transféré à l’extérieur du pays, le PAIGC envisage tous les moyens pour libérer le territoire national, y compris la lutte armée.
Une fois que le pouvoir d’Ahmed Sékou Touré a accepté la présence du PAIGC sur son territoire, l’organisation politique fait de la Guinée sa zone de repli, de Conakry sa base arrière. Outre le secrétariat du mouvement, la capitale guinéenne accueille des maisons du combattant, une école maternelle liée au parti (fréquentée par une soixantaine d’enfants orphelins ou enfants de membres du PAIGC [6]), une « École pilote » (Escola Piloto) chargée de former les futurs cadres du pays libéré, les studios de la radio Libertação dont la principale présentatrice sera Amélia Araújo (et qui a une déclinaison papier), une prison surnommée « La Montagne ».
Des camps d’entraînement permettent la formation des combattants tandis que les blessés sont accueillis, eux, dans les établissements guinéens. « Il y avait des quartiers où vivaient nos parents, où vivaient d’autres militants se souvient Allen Yero Embalo, actuel correspondant de RFI à Bissau, qui à l’époque sillonnait les quartiers pour distribuer le journal du PAIGC. C’est le cas à Bonfi, c’est le cas à Ratoma, il y a également certains qui étaient à la cité des chemins de fer. Le siège, lui, était à la Minière. C’est là qu’il y avait les bureaux et les résidences des dirigeants du parti, la cantine, l’internat… »
Témoignage d’Allen Yero Embalo sur la présence du mouvement indépendantiste PAIGC en République de Guinée
Déjà, fin 1970, un raid militaire, l’opération Mar Verde (Mer Verte), avait été lancé depuis la Guinée portugaise pour essayer d’éliminer, dans un même coup d’éclat, la direction du PAIGC et le président guinéen Ahmed Sékou Touré. À l’époque, les forces portugaises et les opposants à Sékou n’avaient réussi qu’à libérer les prisonniers retenus par le PAIGC dans les geôles de « La Montagne » et à détruire la flotte militaire du PAIGC stationnée dans le port. Cette fois-ci, le 20 janvier 1973, les adversaires de Cabral réussissent à le faire tomber.
Le dernier face à face entre Cabral et son meurtrier
C’est une anecdote méconnue de cette histoire tragique : Cabral a croisé son meurtrier la veille de l’assassinat, vendredi 19 janvier 1973. Sellou Djallo était à l’époque apprenti mécanicien au garage du PAIGC à La Minière. Il était là par hasard et raconte à RFI cette ultime discussion. Cabral se rend au garage. Cani, lui, passe dans une jeep jaune. « Moi, je venais derrière Cabral. Il semblait étonné de rencontrer Inocêncio à cet endroit et à cette heure », se souvient Sellou Djallo :
« Il lui dit ceci :
– Camarade Inocêncio, tu n’es pas encore parti ?
Inocêncio lui répond :
– Camarade Cabral, le bateau est en panne. Je suis en train de tout faire pour le réparer.
– Il faut faire vite, car les camarades au front n’attendent que toi. C’est toi que tout le monde attend là-bas, lui répond Cabral.
– Et pourtant je suis en train de faire tout pour que le bateau soit prêt à partir, réplique Inocêncio qui continue son chemin en prenant la route de Ratoma. »
►À écouter : Reportage Afrique – Cap-Vert: que reste-t-il de l’héritage d’Amílcar Cabral, héros de l’indépendance ?
[1] ORAMAS OLIVA Oscar, Amilcar Cabral. Un précurseur de l’indépendance africaine, Pp 157-159, Indigo & Côté femmes éditions, 2014
[2] ORAMAS OLIVA Oscar, Amilcar Cabral. Un précurseur de l’indépendance africaine, op cit, Pp 161-162
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[3] « Communiqué du comité central du PDG. Le forfait de l’impérialisme », reproduit dans Crime crapuleux de l’impérialisme, Imprimerie Nationale « Patrice Lumumba », Conakry, 31 janvier 1973, Pp 50-54
[4] « Communiqué du comité central. Tirer toutes les leçons », reproduit dans Crime crapuleux de l’impérialisme, Imprimerie Nationale « Patrice Lumumba », Conakry, 31 janvier 1973, Pp 55-59
[5] « PREMIÈRE INTERVIEW DU PRESIDENT AHMED SEKOU TOURE. Les mobiles du crime », reproduit dans Crime crapuleux de l’impérialisme, op. cit., Pp 60-64 et « DEUXIÈME INTERVIEW DU FRESIDENT AHMED SEKOU TOURE. La vérité éclate », reproduit dans Crime crapuleux de l’impérialisme, op. cit., Pp 64-72
[6] COUTINHO Ângela Benoliel, Os dirigentes do PAIGC: da fundação à rutura: 1956-1980, Coimbra, Imprensa da Universidade de Coimbra, 2017, p 226